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Le jardin dans le nouveau programme du logement de haut standing

Une pluralité de réponse sur le Grand Boulevard à Lille


Le jardin, miroir de la société et de son temps, concentré du vivant auprès du riverain assume des formes, des fonctions et des noms bien différents au cours du temps. Du hortus gardinus en passant par le luxe absolu de la royauté, aux cité-jardins. C’est tout un pan de l’histoire qui se reflète à travers le geste du jardinier. On parle aujourd’hui de retour au jardin, sur fond de prise de conscience écologique, c’est ainsi que notre société de loisir rejoue les scènes du Déjeuner sur l’herbe[1]. Nous parlons de « retour » car il semblerait que le jardin ait disparu avec l’avènement d’une vie moderne. Jean Vassort nous parle de « Crise du jardin [2]» dans la société tandis que Jean-Pierre Le Dantec mentionne « L’espace vert, substitut du jardin [3]», cette fois au sein même du milieu des concepteurs.


Le jardin, révélateur de pratiques, nous permet de mettre en lumière un nouveau programme au lendemain de la Reconstruction. Il s’agit du logement de haut standing, qui s’édifia en parallèle des Grands Ensembles. Pendant que la solution adoptée par la modernité est de construire des tours et des barres ; les résidences de luxe répondent à la demande d’une classe moyenne devenue bourgeoise et d’une classe de riches foyers souhaitant goûter aux joies de l’appartement nécessitant une gestion moindre de son patrimoine. Cette base sociale élargie[4] du haut standing permet à la commande de rencontrer un certain succès jusqu’au premier choc pétrolier.


À Lille, le terrain privilégié de ce programme est le « Grand boulevard » ; l’axe Lille-Roubaix-Tourcoing inauguré en 1909 et prévu initialement comme « une œuvre d’hygiène sociale »[5]. Il préfigure un habitat bourgeois dans un tissu urbain plus lâche. Maisons de maître et hôtels particuliers commencent à urbaniser l’avenue dès les « Années folles ». Ce sont sur ces grandes superficies de terres agricoles que les immeubles de haut standing prennent place au lendemain du conflit mondial. De plus, à la sortie de la guerre, le boulevard est un axe de transport d’envergure facilitant les trajets avec Lille. La vie moderne motorisée se complaît ici avec cette infrastructure bordée d’arbres aux dimensions généreuses.

« La prédominance du logement social [6]» dans les études de la période en architecture est d’autant plus notable dans les recherches consacrées à l’art des jardins. En effet, le métier de paysagiste est en construction, tandis que la domination de la modernité au détriment de l’espace planté dresse le portrait d’une période synonyme de flou pour la pratique. À croire que le jardin disparaîtrait au profit de l’espace vert tout-puissant ? Nous suffirait-il de décalquer ce modèle sur la résidence de haut standing ?


Au regard de la profusion de modèles jardinistiques avant la Seconde Guerre mondiale, devons-nous nous risquer au contraire à parier sur une continuité de la tradition ? Dès lors, le jardin de la résidence de haut standing est-il un jardin régulier ou bien de style plus libre ?

De ces questions préalables, une étude de cas de trois opérations sur le Grand Boulevard a permis d’établir plusieurs portraits du jardin de luxe.





Vue aérienne des trois opérations à Lille


En premier lieu la Résidence Orsay qui fût lancée en 1971, est le fruit du travail de la résidence de l’architecte Yacek Sawicki[7] conjugué au jardin de Jules Buyssens[8] élaboré 50 ans plus tôt pour les anciens propriétaires : la famille Prouvost. Le jardin s’illustre à travers ses pièces d’inspiration alpine ou encore à travers une roseraie géométrique. Ce jardin est représentatif de ce qu’exprime Jules Buyssens ici pour le jardin belge.

« "Le jardin belge, dit-il, doit être une composition entre le classicisme un peu sec du jardin français et la fantaisie parfois chantournée, des Anglais. Il y faut de la raison : et, aussi, la place pour le rêve " »[9]

La résidence se sert donc de l’assiette luxueuse du jardin d’agrément pour proposer une vitrine végétale luxuriante. Or à la vue des documents d’archives[10], on note que le jardin initialement pensé est simplifié et réduit à la livraison de la résidence. De plus aux lancements de la résidence, on notera une faible considération de la part du syndic à entretenir le jardin puisque à l’arrivée du jardinier actuel il y a 35 ans le jardin n’était pas dans un aussi bon état. C’est donc assez révélateur du contexte jardinistique, où l’idée même du jardin au tournant des années 1970 est toujours en déclin. L’étude de ce jardin et des tendances qui en sont à l’origine permet d’explorer une histoire de l’art des jardins depuis les années 1920 jusqu’aux années 1960. C’est alors que nous traçons à travers l’étude de cette première opération le fil rouge de notre propos : l’histoire de l’art des jardins au sein de la commande privée de luxe.


En suivant ce fil rouge, nous dressons les traits du jardin mixte[11], régulier[12] ou encore paysager[13] de l’entre-deux-guerres. C’est à travers l’opération du Parc Saint-Maur que nous explorons les principes modernes de l’espace planté appliqué au logement de luxe.

En rupture avec la tradition du jardin d’agrément, la résidence du Parc Saint-Maur est libérée du sol par ses bâtiments en barres suivant un plan labyrinthique. De 1967 à 1971, la colline Saint-Maur voit émerger de ces terres agricoles 800 logements de luxe signés par les architectes de renoms Guy Lapchin[14] et Jean Dubuisson[15]. En résulte de grandes surfaces plantées aux formes géométriques. Des haies basses séparent les circulations des pelouses et des parterres de roses. La vie moderne tant désirée de ces années, et l’importance de la voiture, influe sur le devenir du jardin. L’espace planté est en premier lieu décrit sous un angle fonctionnaliste au service de la modernité. La séparation des circulations, une importance hygiéniste attribuée au végétale et enfin une rationalisation de l’entretien compose les plantations sur les 5 hectares de terrains. De ces principes on se rapproche de l’espace vert, souvent décrié, des grands ensembles. Or, une deuxième lecture de l’opération permet de comprendre que le végétal ne constitue pas qu’une donnée fonctionnelle. En effet, elle participe à la définition luxueuse de la résidence à travers des dialogues dedans-dehors permanents et différenciés selon l’exposition ou encore le positionnement du logement par rapport à la rue. Le jardin sur dalle est également un élément important qui montre la volonté de conjuguer jardin et voiture.

Pour finir, le fil rouge historique se noue autour de la résidence des Tuileries, où l’espace planté n’est a priori pas clairement défini. Il s’agit de la plus petite opération livrée en 1974 et signée par le couple d’architectes Béatrice Delamarre[16] et Yves Levard[17]. Inscrite dans un contexte déjà urbanisé, la résidence émerge également à l’aube des crises pétrolières. Ces contraintes dictent en partie la conception de la résidence. Mais on retiendra davantage comment le végétal conditionne la résidence. En effet les rapports intérieurs-extérieurs sont définis autour d’un espace planté que l’on nomme lisière. La lisière est un terme que l’on applique ici afin de comprendre l’apport du jardin. Elle constitue un filtre végétal qui isole la résidence du contexte et propose un cadre arboré directement depuis les grandes fenêtres de l’opération. L’intimité avec le végétal se retrouve également avec les reflets des houppiers sur la brique émaillée.


C’est donc un autre modèle qui est établi ici, la lisière constitue une autre définition de pratiques jardinistique en se situant en limite du bâtiment tout en participant à sa composition. Notre fil rouge s’arrête là pour le moment et constitue un voyage historique du jardin mixte à la lisière.

De cette étude, on soulève une question importante quant aux professionnels des jardins de l’époque. Souvent non-mentionnés, une autre étude permettrait de mettre en lumière les entrepreneurs des jardins qui étaient souvent à l’origine du plan et des plantations. Cet intérêt pour la période permet de battre les cartes d’une culture professionnelle à l’origine du métier actuel du paysagiste. En effet, afin d’expliquer la genèse de la profession, on se réfère souvent à la création de l’école de paysage de Versailles en 1976. Les pères de cette école sont les bases essentielles de cette culture. Le « pas de côté » ici tente d’exprimer d’autres pratiques tout autant fondatrices de l’art des jardins modernes.


[1]BOUDIN Eugène (1824-1898) , Le Déjeuner sur l’herbe, huile sur bois, H. 175 cm, L. 250cm, 1866. Trois ans après le scandaleux tableau éponyme de Manet, c’est une scène plus anodine représentant le loisir du jardin. [2]VASSORT Jean, Les jardins de France, Une histoire du Moyen-âge à nos jours, Éditions Perrin, 2020 [3]LE DANTEC Jean-Pierre, LE DANTEC Tangi, Histoire contemporaine des paysages, parcs et jardins, Le sauvage et le régulier, Le moniteur, p211, 2019 [4]B. SORREAUX-CARDON, « La construction de privée de haut standing et ses mécanismes de financement », dans Hommes et terres du Nord, p 59-74, 1969 [5]JOSEPH-FRANÇOIS Didier, « La naissance du Grand Boulevard », dans Portrait de territoire, Le Grand Boulevard : en long, en large et en travers, mai 2019 [6]DUFIEUX Philippe, « Une autre échelle de la modernité : le collectif résidentiel à Lyon (1950-1980) », dans le cadre du séminaire Histoire de l’architecture contemporaine, Bauer Caroline et Klein Richard, le 13 avril 2021 [7]Yacek Waclaw Sawicki est un architecte franco-polonais, il est né en 1919 en Pologne est en mort en 2002 au Touquet. [8]Jules Buyssens est un architecte-paysagiste belge, il est né en 1872 à Waermaerde et est mort en 1958 à Uccle. [9]« Le grand jardinier de Belgique », dans Le Pourquoi pas, 22 juin 1934. [10]Archives municipales de Lille ainsi que les Archives du CIVA à Bruxelles. [11]Le jardin mixte ou encore jardin composite consiste à faire un compromis entre le jardin régulier à la française et un cadre paysager plus libre. [12]Le jardin régulier ou encore jardin à la « française » est une réinterprétation du jardin classique de Le Nostre qui se développera fortement au début du XXème siècle avec le travail de Henri Duchêne. [13]Le jardin paysager se réfère à une tendance du jardin où le dessin des formes est plus souple et libre, les ports et les plantations suivent des courbes. [14]Guy Lapchin est architecte, il est né en 1903 à Valencienne et décède en 1991. [15]Jean Dubuisson est architecte, il est né en 1914 à Lille et décède en 2011 à Nîmes [16]Béatrice Delamarre est née en 1928 et décède en février 2021, elle est architecte DPLG. [17]Yves Levard est né en 1924 et décède en 1994, il est architecte DPLG.

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